Des récits serrés comme une boule de neige où une pierre est cachée !
A propos de Dévoration…
L’Histoire ne m’intéresse que dans la mesure où elle touche à l’actuel, d’une part, et à quelque chose d’éternel, de l’autre », aimait à dire André Sempoux.
Dans Dévoration, l’ « éternel », c’est le spectre de la guerre et ses aberrations. « L’actuel », c’est la confession qu’écrit, dans deux lettres, le narrateur à son amant. Après vingt ans de silence, Il se risque à lui révéler le passé secret auquel, blessé, il appartient.
Cette prise de parole transgressive , écrite à la première personne, s’exerce entre deux morts annoncées, mais non réalisées, qui, seules, semblent l’autoriser : celle du père qui ouvre le roman et le suicide du narrateur sur lequel se boucle le texte.
Ce père, c’est un célèbre collaborateur belge, qui n’a jamais renié sa foi dans le nazisme. Après sa condamnation à mort, il a poliment été conduit en Normandie où il mène une retraite dorée en compagnie d’une jeune allemande nazie. Cette « petite histoire » – le crime du père – , c’est le lourd secret du narrateur qui, psychiquement, n’a jamais réussi à se séparer de lui, quels que soient sa haine et son mépris. Et, pour tenter de le punir, il admet avoir « tordu » sa vie. La relation qui noue le fils au père s’avère ainsi fondamentalement mortifère, bien dans le sillage du tableau de Goya, où Saturne dévore son enfant.
Cette ponctuation du récit par l’évocation d’œuvres d’art revient plus d’une fois dans le roman, tantôt grâce à la lumière, avec « L’Orage » de Giorgione ou « Saint François en extase » de Bellini…tantôt grâce au merveilleux lié aux différentes évocations d’Armide, la magicienne de Jérusalem. Cela s’inscrit tout naturellement dans le désir du narrateur, historien de l’art, qui rêvait de réussir à vivre de sa plume. Cette veine artistique offre au récit de nombreuses ouvertures délicates qui apportent comme une respiration au cœur d’un univers de violence et de pouvoir abusif.
André Sempoux disait volontiers qu’il voulait écrire des « récits serrés comme une boule de neige où une pierre est cachée » … Attention à la pierre !
…et Torquato
Le deuxième roman publié dans le volume des éditions du Sablon emmène le lecteur dans une autre époque, le 16ème siècle italien. Torquato, qui lui donne son titre, en est aussi le héros. Si Torquato Tasso, dit « Le Tasse » en français, n’est plus très connu dans la culture contemporaine, il est, pour André Sempoux, « l’ami d’un autre temps ».L’écrivain nous propose ainsi la découverte passionnante de la vie et de l’œuvre de cet étrange et multiple personnage.
On sait peu de choses du narrateur du roman, si ce n’est que la vie ne l’a pas vraiment épargné. Mais il aime l’Italie et comme il vient d’être mis prématurément à la préretraite, il se lance un pari : mettre ses pas dans ceux de son « ami ». Il part en voyage et visite les lieux où a vécu Torquato. Une semaine de visite correspond symboliquement à une année de la vie du poète. Celui-ci est né à Sorrente en 1544, passe son enfance à Salerne, s’exile à Naples puis, suivant son père au service du Prince, il se retrouve successivement à Bergame, Urbino et Venise… Bref, il a mené une vie itinérante – il va même à Paris où il rencontre Ronsard – durant laquelle il écrit et se forge petit à petit une belle réputation, malgré un psychisme fragile enclin à la mélancolie. Avoir mis en cause les mœurs relâchées du cardinal Louis, frère du duc de Ferrare, lui a valu sept années d’emprisonnement dans un asile sordide.
Si André Sempoux s’intéresse au Tasse, le célèbre poète dont la « Jérusalem délivrée » a traversé les siècles, il se penche également sur l’homme – qu’il nomme d’ailleurs par son prénom, Torquato. Il se plaît à évoquer la vie affective du poète et met en exergue l’amour qui liait ce fils à son père, un dévoreur « tendre », cette fois.
Ainsi, la question de la filiation se retrouve-t-elle chez les personnages de ces deux romans. Ce qui les unit également c’est, à partir d’une expérience du désastre, l’impératif de création. Une des possibilités de solution de vie, c’est l’écriture.
A la fin du volume des éditions du Sablon, Ginette Michaux, professeure émérite de l’UCLouvain, propose une lecture qui s’attache à tisser les fils subtils de ces deux romans.
Marie-France Renard
Professeure ordinaire de l’Université Saint-Louis.
« Dévoration Torquato » d’André Sempoux est disponible en librairie et sur notre e-shop :
